L’étude critique et interdisciplinaire du droit est l’une des marques de fabrique de l’Ecole Saint-Louis depuis les travaux fondateurs de François Ost et Michel van de Kerchove. Les membres du CIRC inscrivent pleinement leurs activités de recherche et d’enseignement dans cette perspective. Ils participent à cet égard activement aux réflexions du Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques (SIEJ) sur la place du droit dans la société, et s’adhèrent au manifeste pour la formation en droit adopté dans le cadre du SIEJ.
Pour situer cette démarche, on peut schématiser les différentes approches du droit en trois cercles concentriques.
Le point de vue interne du droit
Au coeur de ces différents cercles, se trouvent l’objet : le droit. Selon l’approche de Herbert Hart, le droit résulte de l’articulation de deux catégories de normes : des normes primaires de comportement qui consistent classiquement en des obligations, interdictions et permissions, d’une part, et des normes secondaires – en partie fournies par la Constitution – qui portent sur l’édiction, la reconnaissance, la modification et la sanction des normes primaires, d’autre part.
Le premier cercle correspond à l’activité des organes de création et d’application du droit. L’auteur d’une règle juridique tout comme le juge doivent répondre à des questions pratiques d’ordre prescriptif : dans telle circonstance, quel est le comportement que telle personne ou telle institution est obligée d’adopter, ou qu’il lui est interdit d’adopter ou qu’il lui est permis d’adopter ? Pour ce faire, ils doivent nécessairement identifier et connaître les règles de droit applicables, les interpréter, en évaluer la validité pour les appliquer ou, le cas échéant, annuler ou refuser d’appliquer celles qui ne satisfont pas aux exigences de la légalité au sens large.
La doctrine constitue le deuxième cercle. Elle a pour mission de décrire le système juridique formé par l’ensemble des règles du droit en vigueur, telles qu’elles sont énoncées par les organes de création du droit et mises en œuvre par les organes d’application du droit. Cette description s’accompagne bien souvent d’une classification et d’une systématisation de ces règles. Telle que nous l’appréhendons, l’activité doctrinale fournit aussi les explications et les évaluations juridiques qui lui permettent de justifier ou de critiquer les explications et les évaluations produites par les organes de création ou d’application du droit. L’explication juridique consiste dans le développement du raisonnement qui conduit à la solution sans faire intervenir aucune norme qui serait étrangère au système juridique en cause. Ce raisonnement suppose d’interpréter les textes en vigueur, d’investiguer sur la manière dont le législateur et les juridictions ont répondu à cette question, tout en tenant compte des autres articles de doctrine. Il arrive bien souvent que plusieurs points de vue soient plaidables. Dès lors, l’auteur de doctrine doit évaluer les différents raisonnements et identifier celui qui apparaît le plus correct sur un plan juridique, celui qui s’inscrit le mieux en cohérence du système juridique dans son ensemble. Dans ce cadre, il peut être amené à produire un nouveau raisonnement fondé sur un argument inédit ou sur un nouvel agencement d’arguments.
Le cercle de la science critique et interdisciplinaire du droit
Dans un troisième cercle, on retrouve les activités qui relèvent de la science du droit. Notre conception de la science du droit est traversée par l’idée d’une autonomie relative du phénomène juridique par rapport aux faits sociaux et par rapport aux valeurs. D’un côté, le droit est autonome quant à ses opérations intrinsèques : seul le point de vue juridique permet de trancher la question de la légalité d’un acte. De l’autre, le phénomène juridique fait partie intégrante de la société, il est dépendant de ses productions, de ses représentations et de ses valeurs bien qu’il les influence à son tour. En acceptant la relativité de l’autonomie du droit, la science du droit devrait idéalement appréhender le système juridique tel qu’il résulte des activités de création, d’application et d’interprétation, y compris doctrinale, du droit, d’un point de vue externe, en recourant aux explications extrajuridiques qui relèvent de sciences humaines non juridiques, tout en tenant dûment compte du point de vue interne qui est celui des organes de création et d’application du droit et de la doctrine. Par ailleurs, la science du droit doit aussi rendre compte des enjeux axiologiques en présence dans les parties du système juridique qu’elle étudie en recourant aux ressources de la philosophie politique. Pour mener à bien une approche scientifique du droit réellement externe, tout étant avertie du point de vue interne, il faut être un théoricien du droit professionnel et un professionnel d’autres disciplines, capable de jongler aussi bien avec la doctrine juridique qu’avec au moins certains des paradigmes de la sociologie, de la science politique et de la philosophie. Les juristes que nous sommes et la grande majorité de ceux auxquels nous nous adressons ne présentent pas ce profil. Ils ne peuvent donc prétendre contribuer à la construction de cette science du droit que par des ouvertures limitées vers les sciences sociales, au départ d’une approche qui sera d’abord et principalement d’ordre juridique, c’est-à-dire menée du point de vue interne à celui-ci. L’interdisciplinarité que nous pratiquons n’exige pas du juriste la réalisation d’un travail de première ligne relevant de la sociologie, des sciences politiques, de l’histoire, de la philosophie ou de l’économie. C’est l’exploitation des études réalisées dans le cadre de ces disciplines qui caractérise notre démarche de science juridique ouverte. En revanche, cette approche interdisciplinaire ne dispense pas – que du contraire – le juriste d’effectuer un rigoureux travail de première ligne dans l’analyse du droit.
Ainsi, pour ne prendre qu’une illustration, nous plaidons vigoureusement pour que le constitutionnaliste et l’administrativiste s’ouvrent à la science politique pour saisir les processus de production et d’application des normes et comprendre dans quelle mesure elles sont l’expression de rapports de force et d’enjeux de pouvoir. Et nous pensons modestement que le politologue a également tout à gagner à prendre en considération la dimension juridique des phénomènes politiques. Nous ne prônons pas l’abolition des frontières entre les disciplines, mais un dialogue qui ne peut être que fécond pour appréhender l’État et d’autres phénomènes non solubles dans la monodisciplinarité.
Pour aller plus loin sur les implications de cette démarche et ses enjeux épistémologiques, nous renvoyons à la contribution suivante : H. Dumont et A. Bailleux, « Esquisse d’une théorie des ouvertures interdisciplinaires accessibles aux juristes », Droit et société, 2010, p. 275 à 293.